Trois collaborations avec DU Haibin
par Mary Stephen
Un jeune patriote

LE JEUNE HOMME AUX PARAPLUIES

Un jour en septembre 2007, à peine deux semaines après être revenue d’un voyage à Beijing et Wuhan où j'effectuais les premières recherches pour un scénario d’un documentaire personnel, j’ai reçu un appel me sollicitant de visionner le film d’un jeune cinéaste chinois. Ce film UMBRELLA venait d’être présenté en compétition dans la section Orizzonti de la Mostra de Venise. On voulait savoir si je pouvais le remonter. On m’a dit que le cinéaste, DU Haibin, avait présenté une version qu’il avait retravaillée au montage lui-même jusqu’au départ à Venise et que le film aurait besoin d’une clarification de lignes, une réflexion sur la structure.

J’étais sceptique. J’avais retenu un mauvais souvenir d’une expérience de collaboration avec un autre cinéaste indépendant peu de temps avant cet appel, dont les méthodes de travail et surtout la psychologie par rapport à une collaboration réalisateur-monteur n’étaient pas du tout ce dont j’avais l’habitude dans mes décennies de collaboration avec Eric Rohmer. On m’explique qu’en Chine, le travail de monteur est encore trop souvent effectué par des « techniciens » qui ne font qu’exécuter ce que le réalisateur, autoritaire, leur dicte.

J’avais énormément appris de mes années de collaboration avec Rohmer, qui savait très bien ce qu’il avait envie de raconter et la manière dont il voulait l’exprimer. Trop souvent, néanmoins, on me pose la question : « Y-a-t-il du montage dans les films de Rohmer ? ». Une question dérisoire car n’importe quel professionnel du cinéma ou cinéphile sait qu’il y a une multitude de combinaisons possibles en montage, dès qu’une scène comporte plusieurs plans ; et que, en décidant de la durée et du morceau du plan à utiliser, on ajoute des nuances au film, on manipule le temps, on incite une émotion précise chez le spectateur, jusqu’à peut-être même en altérer le sens. Je cite souvent l’exemple du « dernier regard » de Marie Rivière dans CONTE D’AUTOMNE à la toute fin des génériques, où son regard perdu dans le lointain ajoute une nuance sur la psychologie du personnage et sur tout ce qui vient de se passer dans le film.

Revenons à cet automne de 2007. J’avais donc, un peu à contrecoeur, visionné la version d’UMBRELLA présenté à Venise. Le film raconte les cinq « strates » de la sociologie officielle en Chine : l’industrie, le commerce, l’éducation, l’armée et l’agriculture. DU Haibin voulait montrer que les paysans en Chine ne pouvaient plus vivre de leur terre dans l’économie actuelle, et que la société évolue à une telle vitesse qu’ils sont délaissés en fin de compte. La version que j’ai vue, qui durait presque deux heures, était structurée en cinq parties représentant ces cinq groupes. La transition se faisait entre chaque partie avec une musique minimaliste et une courte scène poétique, un peu abstraite.

Malgré le fait que cette version était trop longue et confuse, j’avais tout de suite apprécié la poésie de l’ensemble, la beauté des images, et une réflexion sérieuse mais non-didactique de la part du cinéaste. J’étais intriguée. Mon intervenant m’a parlé ensuite de CNEX, Fondation pour le documentaire récemment formée par un groupe d’enthousiastes basés à Beijing mais originaires de Taiwan. Cette fondation avait pour but de produire dix documentaires par an pendant dix ans afin de créer un panorama de l’évolution de la société chinoise.

J’étais d’accord pour replier bagages et repartir direction la Chine aussitôt, à une condition : le cinéaste ne pourrait pas assister à mon remontage, ni entrer dans la salle de montage jusqu’à ce qu’une première nouvelle version soit accomplie. Je voulais le moins d’interférences possible et le minimum de contact avec le réalisateur. Une méthode radicalement différente de ce que j’avais fait avec Rohmer, avec lequel une collaboration étroite, chaleureuse et gratifiante s’était instaurée. Cela me tentait d’essayer de remonter UMBRELLA mais sans la douleur de travailler dans le conflit. À ma grande surprise, la réponse est revenue de Beijing : les producteurs et le cinéaste étaient d’accord.

Une assistante m’attendait sur place, elle-même monteuse. Fang Lei m’avait préparé tout le matériel dans l’ordinateur. J’ai visionné certaines séquences déjà montées mais écartées ; les trouvant très belles, j’ai demandé des rushes de ces séquences.

Un jeune homme est venu m’apporter les cassettes de ces rushes. Il m’a souri en disant, « Vous avez peur que je reste dans la salle, n’est-ce pas ? » C’était DU Haibin. Il est parti aussitôt, toujours souriant.

J’ai noté que la partie sur la paysannerie ne venait qu’à la fin des cinq tableaux du film, c’est-à-dire pratiquement après une heure trente. Je pensais qu’on ne pouvait pas imposer à un spectateur d’attendre si longtemps sans montrer ce qu’il est censé comprendre. Je voulais donner une petite « clé » au début. J’ai dit à DU Haibin que je voulais tenter quelque chose mais je ne voulais pas lui dire tout de suite de quoi il s’agissait.

J’avais en tête d’ajouter un prologue - quelques plans dans le style de DU Haibin (des plans assez longs, beaux, poétiques et pour la plupart fixes, parfois avec un élément de mouvement à l’intérieur du plan). Un prologue qui situait le cœur du récit : les paysans et la terre.

Puis j’ai supprimé des éléments dans la première partie qui me semblaient trop confus ; j’ai réintroduit certaines belles scènes dans ses rushes qui créaient un rythme de couleurs et de formes (des parapluies multicolores en cours de fabrication).

Au final, j’avais une version d’une heure trente. J’ai parlé à DU Haibin réellement pour la première fois lorsqu’on a fait une projection de cette nouvelle version. Il était étonné et heureux de voir le résultat. Sa première réaction était: « Mais qu’as-tu coupé donc ? Je n’ai vu que des nouvelles scènes ! Où sont parti les trente minutes de trop ? » Il était d’accord avec le prologue et m’a suggéré d’autres plans plus parlants dans les rushes.

On a sympathisé et on s’est mis à travailler ensemble pour peaufiner la version finale.

J’ai découvert un jeune homme sensible, cultivé (dans la lignée des anciens lettrés : connaisseur de la poésie, de l’Histoire, de la philosophie), avec un grand sens esthétique (il est également peintre et photographe), réfléchi, et humble.

UN MOINE OU UN VAGABOND

Quelques mois plus tard, je suis retournée à Beijing pour le montage d’un autre film indépendant. La salle de montage se situait au rez-de-chaussée d’un immeuble. Le 12 mai à 14h28, on a senti une petite sensation étrange, puis on a appris l’ampleur du tremblement de terre meurtrier 1.800 kms plus loin dans la province de Sichuan. Haibin m’a appelée, il partait à Sichuan avec son équipe le lendemain même. Ils ne partaient pas dans le but de filmer, mais dans un élan de porter secours, comme beaucoup d’autres venus de quatre coins de la Chine durant cette période douloureuse.

Deux jours avant mon départ de Beijing vers Paris, Haibin est revenu à la capitale, nous avons dîné ensemble avec les dirigeants de CNEX, Ben Tsiang et Ruby Chen. Haibin était complètement habité par ce qu’il avait vu et entendu sur les sites dévastés. Il nous a raconté qu’à un certain moment, face à une scène de destruction impressionnante, il s’est dit : « Si là, tout de suite, je vois passer un moine ou un mendiant devant mon objectif, j’aurai un film. »

À ce moment précis parmi les décombres, un vagabond, vêtu d’un manteau de fourrure déchiré, pieds nus, a déambulé devant son objectif.

1428 (le titre correspond à l’heure de la première secousse) devient un film en deux parties : la première filmée juste après ce désastre naturel du 12 mai, la deuxième filmée neuf mois après, pendant la période du nouvel an lunaire, en revisitant des personnages de la première partie. La deuxième partie montre comment ces gens ont reconstruit (ou pas) leur vie. Surtout, la chance (ou le bon karma de Haibin) a persisté, il a pu retrouver le vagabond de la première partie qui vivait sous une tente, le vieux père de ce dernier venait régulièrement s’occuper de lui. Avec ces deux personnages principaux, le film est non seulement le portrait d’une région dévastée, mais aussi un reflet de la société chinoise. Encore une fois, les personnages principaux sont ceux laissés-pour-compte qui ont été liés toute leur vie au labeur de la terre.

On a d'abord procédé au montage en organisant les rushes des deux parties. Haibin a fait un premier tri ; j’ai ensuite pioché dans ses sélections pour en « composer » un film correspondant à son style et à ses préoccupations. Il m’a posé deux questions pendant ce processus : « Crois-tu qu’on peut se servir du personnage du vagabond comme un emblème dans le récit, un motif qui revient régulièrement pour les transitions dans la première partie, et deuxio, peut-on structurer le film en deux parties, avec une première évoquant la poésie du haïku, et la deuxième, comme un récit en prose ? » Ma réponse était « Oui et oui ». C’est ainsi qu’on a structuré le film, mais il y avait un petit hoquet d’ordre technique : il existait très peu de plans sur le vagabond. Pour ponctuer entre les « pièces de haïku », j’ai dû parfois prolonger artificiellement le plan, soit en ralentissant, soit en fabriquant un petit plan fixe à la fin du plan existant.

La collaboration avec DU Haibin, pendant le montage de 1428 a vite trouvé sa cadence. Voici un artiste qui n’a pas peur de l'apport d’une collaboratrice ; peut-être a-t-il senti que j’étais une complice qui savait parler, du moins le temps d’un film, le même langage artistique que lui, que je peignais avec les mêmes pinceaux que lui, et que j’apportais mes propres bagages émotionnels, mes propres indices poétiques, uniquement dans le but de créer une œuvre fidèle à sa vision, à ses aspirations.

En somme, c’est comme cela que j’envisage les collaborations dans les meilleures conditions ; c’est une création en tandem, mais en même temps je ne suis qu’une « accoucheuse » qui, par mon savoir-faire et mon ressenti affectif et psychologique de la personne à ma charge, l’aide à accoucher d'un bébé à son image.

On m’interroge souvent sur la relation réalisateur-monteur. Dans le cas de DU Haibin, il n’y a pas de conflit d’égos entre nous. Cela fait que l’inévitable séparation avec le bébé à la fin lorsque son « vrai » parent le réclame se fait plutôt dans la douceur. Ce qui est appréciable chez DU Haibin – et qui démontre son intelligence et une maturité d’esprit, est le fait qu’il n’est pas férocement possessif de son œuvre (de ses œuvres) mais reconnaît la contribution de tout et chacun de son équipe. Cela me touche qu’il parle souvent du montage lors d’une interview, et demande plus d’une fois aux journalistes de se référer à moi avec des questions de récit et structure.

C’était pendant la collaboration sur 1428 que j’ai commencé à l’aider au-delà du montage : j’ai contribué à écrire les dossiers pour les subventions, à lui chercher des fonds ainsi que des coproducteurs avec CNEX. Quand 1428 s'est achevé, c’était/est tout naturellement que Haibin m’a demandé si je pouvais l’aider à trouver des financements en Europe pour une nouvelle idée de film. J’avais/ai trouvé un partenaire dans la personne de Farid Rezkallah, qui connaît bien la Chine en faisant des voyages réguliers avec son épouse chinoise. C’est donc tout naturel que Farid et Christophe Dorkeld de la maison de production au Mans, 24 Images, se sont associés à CNEX pour produire le nouveau film de DU Haibin.

UN JEUNE PATRIOTE SOUS LA LOUPE

Cela fait longtemps que Haibin voulait explorer le thème du patriotisme en Chine. L’idée de départ était beaucoup plus complexe. Il voulait construire un film en trois parties entrecoupées. Une première partie raconterait l’histoire d’un jeune garçon que Haibin avait rencontré lors d’une petite manifestation de jeunes gens brandissant le drapeau national et scandant les slogans patriotiques. Ce garçon qui fait partie de la génération née après 1990 deviendrait le personnage principal de ce nouveau film. La deuxième partie serait faite d’interviews qu’il avait faites avec des expatriés européens en Chine ainsi qu’avec des habitants ordinaires chinois. Il leur posait les mêmes questions : « Comment aimez-vous votre pays ? Comment exprimez-vous votre patriotisme ? » Une troisième partie serait constituée d’une pièce de théâtre sur ce thème, avec des comédiens qui commenteraient les quelques aspects importants de la question.

Une des caractéristiques de l’artiste qu’est DU Haibin est son incessante quête pour les nouvelles frontières de son art, il ne se contente pas de faire un documentaire classique, mais se sert des outils des arts visuels, de l’art dramatique ainsi que du cinéma expérimental pour tester si les idées qu’il veut exprimer pourraient se communiquer par des moyens autres que le récit classique. C’est exactement ce trait qui m’a intéressée au départ, en visionnant sa version de UMBRELLA, et, étant très vite complice de sa vision, j’ai monté UN JEUNE PATRIOTE dans la lignée de ce que je pense être son style.

Nous avons très vite écarté l’idée de la pièce dramatique de la 3e partie du concept original, jugée trop compliquée et peut-être redondante avec les autres parties. Ce qu’il n’avait pas imaginé dans son premier concept, ce serait une « 4e partie » : des séquences et des images qu’il a filmées un peu partout en Chine lors de manifestations « patriotiques » : des chants et des danses de commémoration de la fondation de la République populaire de Chine, ainsi que des chansons populaires à la gloire de Mao Zedong dans les restaurants ou les places publiques. En outre, il a filmé dans des lieux emblématiques de l’Histoire moderne de la Chine, tels la résidence de Mao à Yan’an ou un monument célébrant la vie du Chairman, désormais tombé en ruine. Le rôle d’une monteuse-collaboratrice est aussi de pouvoir discerner dans la matière offerte le potentiel de récit par rapport au thème du film, car j’ai à la fois le regard objectif d’un « outsider » et une complicité profonde avec l’auteur, presque comme un dédoublement, telle ? une ombre ou une sœur jumelle. Parfois il a filmé des choses sans savoir consciemment comment il allait s’en servir, et moi, instinctivement, je connais la place de ces plans dans le film à venir, sans être consultée auparavant.

Pour ce film UN JEUNE PATRIOTE qui est notre troisième collaboration, DU Haibin m’avait donné carte blanche. J’imagine qu’il a estimé qu’on était arrivé à un stade de symbiose assez avancé pour qu’il puisse lâcher prise, confiant de découvrir une œuvre née de ses idées et de ses intentions du départ, réinterprétée par mes soins.

Je ne voulais pas me passer de ces superbes séquences, assez surréalistes, des manifestations patriotiques. J’ai donc parsemé le film avec ces scènes, comme des respirations, avec la logique que ces séquences décrivent l’air que respire notre « jeune patriote », l’environnement dans lequel il a grandi.

L’histoire du jeune homme est filmée pendant cinq ans. Pendant les trois premières années, en tant que collaboratrice proche, je m’inquiétais que presque rien de très dramatique ne se passe. Un été, Haibin m’a dit que le jeune Zhao allait monter à un village lointain dans l’arrière-pays montagneux de Sichuan où il est à l’université, pour participer à l’enseignement des enfants très pauvres de cette région. Quand Haibin m’a décrit ces montagnes et ces enfants, j’ai tout de suite compris avec soulagement qu’on avait là, enfin, notre film.

La question m’est souvent posée s’il faut absolument filmer pendant des années pour obtenir un bon documentaire. Il y a tellement de différents genres de documentaire qu’il n’est pas possible de généraliser. Il suffit de dire que le genre de documentaire que DU Haibin aime faire s’écrit dans le temps. Sans le temps qui passe, on ne pourrait pas ressentir l’émotion ni l’empathie avec les personnages dans ses films.

Ceux qui m’ont connue en tant que la dernière monteuse d’Eric Rohmer sont souvent étonnés que je monte aussi des documentaires. Je suis venue au documentaire très tardivement, mais maintenant je ne peux pas me passer ni de l’un ni de l’autre. Les deux démarches se complètent et se nourrissent. Le montage d’un documentaire est toujours un défi ; dans le genre de documentaires que réalise DU Haibin, il est essentiel de trouver le fil parmi milles indices, et de le tirer jusqu’à ce qu’il devienne la colonne vertébrale sur laquelle le film se repose. Dans le cas de DU Haibin, le défi est double, car, non seulement il faut se soucier de raconter une histoire, mais il faut aussi soigner un style particulier qui démarque son travail des autres cinéastes chinois de documentaire. Toutefois, lorsqu’on a compris qu’on parle la même langue artistique, ce défi devient pour nous un grand plaisir. Lui-même confie que son idée du montage a grandement changé depuis notre collaboration, même si travailler avec un monteur extérieur était, pour lui au départ, comme pour beaucoup de cinéastes chinois qui montent leurs propres films, un exercice impensable à envisager. Depuis notre collaboration, il dit qu’il a compris combien il est important d’avoir un regard neuf d’un monteur extérieur ; tandis que pour moi, le travail avec DU Haibin a aussi changé mon avis sur l’impossibilité de collaborer étroitement avec un réalisateur autre que Rohmer. C’est une exploration continuelle riche en découvertes, j’attends donc notre prochaine collaboration avec impatience.

Mary Stephen, 13 février 2017 à Sèvres © ACOR

UN JEUNE PATRIOTE

un film documentaire de DU Haibin

Chine • 1h46 • 2015

Distributeur : 27 images • Sortie nationale : 31 mai 2017