Entretien avec Gianfranco Rosi
autour de son film
Fuocoammare, par-delà Lampedusa
(propos recueillis par le distributeur,
publiés ici avec l'aimable autorisation de Météore films)
Pourquoi avoir choisi de faire un film à partir de Lampedusa, cette petite île surexposée médiatiquement depuis quelques années en raison du nombre de migrants qui y arrivent, ou meurent avant d’y accoster ?
Fuocoammare, par-delà Lampedusa n’est pas, à proprement parler, un film sur les migrants, mais sur les rencontres. Tous mes films commencent par une rencontre avec un lieu fort, qui devient mon terrain de recherches. En l’occurrence, le grand défi à Lampedusa était de trouver un autre point de vue que celui présenté par les milliers d’images en provenance de là-bas. Les médias arrivent sur les lieux seulement lorsqu’une tragédie survient et repartent avec des images qui se ressemblent toutes. À Lampedusa, la plupart des habitants détestent les journalistes, et j’ai passé plusieurs mois sur l’île, sans caméra, à aller à la rencontre des habitants, avant de commencer à tourner.
Pour réaliser des images différentes de ce qu’on peut voir à la télévision, pour changer de point de vue, j’ai besoin de transférer tout ce qui se passe sur cette île à l’intérieur des personnages. Je prends le lieu comme un élément à part entière, que je filme à travers ceux que j’ai choisis pour m’accompagner, en montrant la relation entre eux et l’endroit. Après avoir rencontré sufisamment de gens, un itinéraire mental se crée, qui me permet de créer un vide autour des personnages. C’est alors que je peux commencer à raconter les histoires permises par ces rencontres. Dans le film, Lampedusa peut paraître vide. Tout est vu à travers un enfant, un docteur et un DJ de la radio locale. Mais ce vide que je crée en me concentrant sur quelques personnages les relie entre eux comme le blanc qui sépare deux notes sur une partition, ce silence qui est aussi important que le son lui-même. La narration se fait donc à travers ces personnes, devenues des personnages, et une approche cinématographique qui me permet de donner à la réalité un impact plus fort.
Le film est en effet très cinématographique, avec un langage formel et un travail sur la lumière et le cadre exigeant. N’est-il pas délicat, sur un tel sujet, de réaliser un film aussi esthétique ?
Mon but n’est pas de délivrer un message ni de faire passer une thèse. Le but de mon film n’est pas d’informer. Nous ne manquons pas de données mais celles-ci écrasent notre perception et nos émotions vis-à-vis du réel. Mon défi est donc de créer, par le cinéma, un espace le plus large possible, aifn que le public puisse interpréter les images, et pas seulement les regarder. Cela ressemble à la différence entre un poème et un essai. Les vingt mots d’un poème, avec les blancs, les silences et les marges d’interprétation qu’ils contiennent, peuvent en dire beaucoup plus que les 20 000 mots d’un essai. Face à la réalité, j’utilise le langage du cinéma avec un double mouvement : transformer et soustraire. Là où les médias croient rendre compte de la réalité en empilant les informations et les images, je préfère fermer certaines portes, plutôt que les ouvrir toutes grandes avec des chiffres, des explications et des interviews, pour rendre le public curieux, intrigué et le laisser imaginer et ressentir.
Je ne m’intéresse pas aux documentaires comme ceux de Michael Moore, qui ne sont qu’une succession de plaintes et d’explications montées les unes après les autres.
Pensez-vous que votre film puisse créer une forme spécifique de prise de conscience sur les drames liés à la fermeture des frontières aux migrants ?
Mon film ne peut pas changer les choses, au sens où il est limité à l’interaction avec les quelques dizaines de milliers de personnes qui le verront, un chiffre qui restera dérisoire par rapport aux millions de personnes qui regardent les informations à la télévision. Et même si le président du Conseil italien, Matteo Renzi, a distribué le DVD du film à ses homologues européens, cela n’a pas empêché la signature de cet accord désastreux et honteux avec la Turquie sur les réfugiés syriens !
Mais le film amène celui qui le regarde à un état intérieur bien plus fort que ce que peuvent susciter des informations sur un sujet similaire. Il y a une scène où une femme fait la cuisine, entend le nombre de morts en mer et s’exclame « pauvres gens », tout en continuant à vaquer à ses occupations. Les migrants qui meurent en mer sont souvent réduits à des chiffres qui ne disent pas grand chose de la réalité. Nous sommes donc les témoins d’une tragédie européenne qui est sans doute la plus grande depuis l’holocauste et, au lieu de créer un pont humanitaire pour ces gens qui continueront, quoi qu’il leur en coûte, à vouloir échapper aux guerres et aux désastres économiques, nous les laissons mourir en mer par dizaines de milliers. Face à cette indifférence, mon film veut créer une prise de conscience émotionnelle. Mais pour cela il ne sufit pas de montrer des images tragiques, mais d’amener le spectateur à saisir au plus profond de lui même ce qui nous arrive. Nous sommes tous, collectivement et individuellement, responsable de ces atrocités.
Les deux premières phrases que l’on entend prononcer dans votre film sont « How many people ? » puis « What’s your position ? » Même si ces phrases sont prononcées par les garde-côtes en direction d’un bateau de migrants en détresse, elles paraissent s’adresser au spectateur et à l’Europe tout entière...
Bien sûr. Pendant le montage, nous avions fait de cette phrase une sorte de running gag et nous nous demandions constamment quelle était notre position sur tel plan, ou tel coupe. Mais il est évident que mon film est aussi une adresse et procède à la fois par des scènes qui peuvent interpeller directement celui qui le regarde et par des métaphores, à l’instar de « l’œil paresseux » de Samuele.
Effectivement, l’un de vos personnages, le jeune Samuele, se voit imposer par le docteur, durant le tournage, une sorte de pansement sur son bon œil afin de faire travailler l’autre, qui voit mal. Puis, il consulte de nouveau un médecin parce qu’il ressent une angoisse dans la poitrine. Tout cela est-il métaphorique ?
C’est une métaphore involontaire. Quand j’ai rencontré Samuele, je voulais raconter cette histoire insulaire depuis le point de vue d’un enfant, car il vit dans un monde différent, et qu’il a d’autres images que celles que l’on convoque quand on évoque les migrants et l’île. Lui m’emmenait ailleurs, au-delà de Lampedusa, dans son monde fait de batailles avec des cactus, qu’il attaque avec sa fronde. Je n’aurais pas imaginé qu’il se découvre un « œil paresseux », puis qu’il aille consulter un médecin en raison d’une douleur dans la poitrine, anxiété qui peut tout à fait être causée par tout ce qui l’entoure, tous ces gens dont il entend parler mais qu’il ne voit pas, tous ces morts qui peuvent venir de la mer, alors qu’il est destiné à devenir pêcheur. Cela fonctionne évidemment comme une mise en abîme de l’île en particulier et de l’Europe en général. Mais je n’aurais jamais pu écrire de telles scènes, cela n’aurait pas été crédible ! Si vous lisez un scénario qui contient des métaphores comme celles-ci, vous vous dites que ce n’est pas un bon script…
Pour autant, l’idée n’est pas que ce qui arrive à Samuele fonctionne comme une simple métaphore, même si son angoisse vient peut-être de se sentir envahi par un monde invisible. Ce film constitue aussi son roman d’apprentissage, sa difficulté à devenir adulte, à aborder un monde que l’on ne connaît pas, à accepter la mer et à accepter de devenir pêcheur alors qu’il préfère chasser avec sa fronde. Le film est centré sur les transformations de cet enfant, qui, au début, tente de tuer les oiseaux, tandis qu’à la fin, il leur parle…
Dans votre film, les migrants et les habitants de Lampedusa ne se croisent jamais. Pourquoi ?
Parce que c’est exactement comme cela que ça se passe. Ces dernières années, les conditions de débarquement ont profondément évolué. Il y a cinq ans, avant même les printemps arabes, les bateaux accostaient directement à Lampedusa, tous les jours, en différents endroits de l’île comme à Lesbos aujourd’hui. Les habitants et les migrants pouvaient facilement se croiser, voire se rencontrer. À présent, la frontière a reculé et les embarcations des migrants sont directement interceptées en mer, depuis que l’opération Mare Nostrum s’est mise en place après la tragédie du 3 octobre 2013 et un nouveau naufrage de centaines de migrants. La frontière s’est donc déplacée des côtes de Lampedusa vers la haute mer, avec des navires militaires qui arrêtent les bateaux, transbordent les migrants, les amènent directement au port, d’où ils sont conduits par bus jusqu’à un centre, où ils sont identifiés puis transférés au bout de quelques jours dans d’autres hotspots, en Sicile ou ailleurs en Italie. Il n’existe donc aucune interaction entre les migrants et les habitants, à part le docteur qui les examine et constitue un des personnages centraux de mon film. Le mystère demeure sur cette mer qui peut amener des cadavres dans la vie des insulaires, mais qui ne se reflète pas nécessairement dans leur vie quotidienne. C’est une miniature de ce qui se passe dans toute l’Europe, où s’expriment avant tout les peurs et les sentiments négatifs vis-à-vis des migrants qui sont comme des ombres avec lesquelles on ne communique pas.
Le titre de votre film est-il emblématique de cette séparation entre deux univers ?
Fuocoammare, « mer en feu », désigne en effet une réalité pour les migrants, mais, pour les habitants de l’île, il s’agit d’abord d’une chanson populaire évoquant l’incendie d’un bateau au large de Lampedusa pendant la Seconde Guerre mondiale. Une histoire racontée par la grand-mère qui parle d’un « temps de guerre » durant lequel « la mer est devenue rouge » : des mots qui peuvent se conjuguer au présent...
Le titre, en forme d’oxymore, est l’élément le plus politique de mon film. Quand vous êtes sur Lampedusa, vous entendez tout le temps cet air, dans la bouche des pêcheurs qui réparent leur filet, dans celle des habitants qui se promènent à scooter. C’est la chanson la plus populaire de l’île, presque son hymne. J’étais fasciné par cette chanson, mais, quand j’ai demandé le titre, personne n’arrivait à me répondre. C’est seulement quand je me suis rendu dans les locaux de la radio de l’île, qu’on m’a expliqué que cela s’appelait Fuocoammare, « la mer en feu » et que cela faisait référence à un navire italien bombardé au large de Lampedusa par les forces aériennes britanniques, qui s’était embrasé au point d’illuminer toute l’île en pleine nuit, donnant ensuite lieu à une chanson.
Quant au hasard qui a fait que la grand-mère de Samuele lui raconte cette même histoire pendant le tournage, je dois encore une fois remercier les Dieux du documentaire, car si j’avais écrit une scène comme ça, cela n’aurait pas fonctionné ! Mais le tonnerre a commencé à gronder au dehors de la maison, Samuele était inquiet que son père soit en mer, et elle l’a rassuré avant de raconter cette histoire, que j’ai mise telle quelle, parce que je n’aime pas couper au milieu d’une scène. Mais cette scène, où elle raconte cette histoire et prononce le mot fuocoammare, je l’ai filmée fin janvier, alors que le film avait déjà été, un mois auparavant, sélectionné, sous ce titre, pour le festival de Berlin.
Lors d’une des opérations maritimes à laquelle vous assistez, la cale du bateau secouru est remplie de cadavres de migrants. Comment et pourquoi avez-vous filmé ce moment ?
Il a d’abord fallu que je me fasse accepter par les militaires qui pratiquaient les opérations de sauvetage. Lors du premier voyage que j’ai fait à bord, ils m’ont testé en m’installant dans un bateau qui patrouillait derrière les autres navires en première ligne pour intercepter les embarcations de migrants. Ils le savaient, mais pas moi. Je suis resté trois semaines sur ce navire, sans qu’il ne se passe rien.
Mais cela m’a donné d’abord la possibilité de filmer beaucoup des scènes que l’on retrouve dans le film : le départ de l’hélicoptère, les scènes avec la lune et les nuages qui donnent l’impression que pourrait surgir ce vaisseau fantôme que j’avais sans cesse en tête pendant le tournage… Surtout, cela m’a permis de créer un lien fort avec tout l’équipage, avec le commandant, et, ensuite, quand mon navire s’est retrouvé en première ligne, de saisir avec précision les gestes et les rôles de chacun pendant les opérations de sauvetage.
Au total, j’ai dû filmer une soixantaine d’opérations de sauvetage, cela devenait de la routine. Mais ce jour-là, la mort est venue jusqu’à moi. Dans ce genre d’opérations, tout le monde a un rôle très précis, et j’ai filmé le processus en essayant d’être là mais sans gêner. Puis le commandant m’a demandé si j’avais été dans la cale, si j’avais filmé les morts, et j’ai répondu non. Il m’a dit que je devais filmer, que c’était mon devoir de montrer ce qui s’était passé.
Mais, pour que cela ne devienne pas pornographique de filmer les cadavres et pour que le spectateur puisse recevoir cette scène dans un état qui ne soit pas simplement celui de la personne qui va voir un enfant mort aux nouvelles, en détournant les yeux, ou en étant horrifié ou indigné seulement quelques secondes, j’ai dû monter tout le film en sorte de pouvoir aboutir à cette scène.
Il y a donc dans le film plusieurs histoires qui ne se croisent pas, mais se soutiennent mutuellement pour en arriver là. L’histoire de l’enfant et de ses angoisses, l’histoire du plongeur et de ce qu’il voit ou craint de voir quand il plonge, et surtout l’histoire du docteur qui raconte ce qu’il fait et ce qui se passe sur l’île depuis des années, permettent d’arriver à cette séquence. Sans le docteur, je n’aurais sans doute pas été capable de filmer cela, mais il nous prend par la main et nous amène à la violence de ce moment, qui viole d’une certaine façon notre intimité, mais qu’on est alors capable de recevoir.
Le spectateur a été plongé dans une ambiance, dans une réalité, dans des moments de parole et d’autres moments de silence, des états d’âme et des chocs de conscience, des négociations avec les sentiments profonds qui s’agitent en nous face aux malheurs des autres. Mon spectateur est entré dans le cadre, et il peut donc à la fois ressentir le choc de ce qu’il voit, mais sans que ce soit la pure intrusion d’une image terrible, plutôt comme l’aboutissement d’une réflexion et d’une émotion tout à la fois.
Quel est le statut des scènes que vous filmez sous la mer ?
J’aurais dû mal à les rationaliser. Je voulais filmer dans la mer, dans cet élément liquide qui incarne à la fois la vie et la mort. Je voulais aller sous la mer, vers ces grottes, ce monde d’en dessous qui forme comme une majorité silencieuse.
C’est également lié au personnage du pêcheur. J’étais intrigué par lui, je voulais le filmer davantage, mais il demeurait timide, silencieux. Pour accéder à son monde, il était nécessaire de le filmer dans son élément. Je conçois souvent mes films comme des peintures, des portraits qui structurent le film.
Pourquoi faites-vous à la fois le son et l’image seul, sans équipe ?
Pour moi, le cadre fait partie de la narration, et je ne comprends pas les metteurs en scène qui travaillent avec un opérateur. Je travaille avec une caméra légère Arri Alexa Amira que je peux facilement manier seul. C’est nécessaire pour créer une véritable intimité. Avec une équipe, même légère, ce que j’obtiendrais, ce sont des entretiens avec des personnes, mais pas plus.
L’un des mes professeurs me disait souvent « ne pose pas de questions. » Si vous posez dix fois une question, vous aurez dix réponses différentes.
Quand vous filmez, c’est votre position et votre relation avec le personnage qui est fondamentale, et pour que cette relation soit forte, j’ai besoin d’être seul. Je préfère donc tenter de capter ce qui est presque invisible et s’approche au plus près des personnages, et raconter une histoire à travers le cadre que je choisis. Quand je suis seul, je peux arriver à cela, mais j’ai besoin d’un contact physique et visuel, à travers la caméra, avec ce qui m’entoure.
C’est pour cela que, lorsque je déclenche la caméra, je ne regarde jamais le petit moniteur, je regarde toujours à travers l’objectif. Si je braque ma caméra là ou plutôt ici, c’est une tout autre histoire qui se déclenche. Quand je prends la caméra, je crée un monde, à l’instar du scientifique qui regarde le microscope et découvre un univers qu’il ne voit pas s’il n’a pas son appareil dirigé avec la plus grande précision sur ce qu’il cherche à capter. Rien d’autre n’existe alors que ce que je suis en train de regarder, et cette coupure avec ce qu’il y a autour me permet de voir l’histoire qui se trouve à l’intérieur de ma tête, et de voir si elle est juste et belle, en mettant en relation ceci et cela, ou tel cadre avec tel autre.
C’est pour cela que le montage n’est pas une étape complexe pour moi, puisque le film est entièrement dans ma tête, dans cette tête qui a vu un monde à travers la lentille de la caméra. Je me souviens de ce qui s’est passé de fort, de ce qui a été dit, puisque cela a été dit directement à ma tête, à travers mon œil et ma caméra. Je n’ai pas alors à passer des heures à regarder les rushs. C’est comme si vous fermiez les yeux en pensant aux dix dernières années écoulées, vous ne vous souvenez pas de chaque jour de façon linéaire, mais d’une dizaine ou d’une quinzaine d’épisodes de votre vie, les éléments les plus forts, qui constituent votre identité et viennent à vous.
La lumière est très travaillée dans votre film. Pouvez-vous attendre une lumière spécifique avant de tourner ?
Pour moi la lumière est un personnage à part entière, complexe et délicat. C’est pour cela que je n’arrive plus à penser dès qu’il y a trop de soleil ou trop de lumière. Durant l’été, j’arrête complètement de réléchir et d’agir. Je suis « photophobe » et je déteste quand il y a une lumière trop crue ou trop forte. Je hais les ciels bleus, même si j’ai été contraint de tourner la scène de sauvetage, qui se trouve dans le film, sous un ciel azur. C’est pour cela que j’ai tourné mon film en hiver. J’adore aussi travailler la nuit, ou sous un arbre, ou bien quand il fait gris. Je peux donc attendre une lumière spécifique, qui me permette de voir l’histoire que je perdrais de vue avec une lumière trop forte.
Comment Fuocoammare, par-delà Lampedusa s’inscrit-il dans votre filmographie précédente ?
Quand je commence un film, j’ai besoin d’être complètement vidé de mon passé, vide de toute histoire antérieure, afin d’être disponible à la réalité qui se présente à moi. Tous mes films ont donc des dynamiques différentes. Celui- ci est sans doute celui où j’ai eu l’impression de m’approcher au plus près de l’histoire en train de se faire, et de son essence tragique. C’est aussi celui où j’ai sans doute été le plus profondément à l’intérieur des personnes que j’ai pu rencontrer. À la fois parce que j’ai passé plus d’un an sur place et que l’arche narrative du film est ample, au point de ressembler à une fiction dans laquelle on sent les personnages évoluer. Cette évolution est davantage présente que dans certains de mes films précédents, comme Sacro Gra ou Below Sea Level, qui fonctionnent davantage comme des synthèses, voire des instantanés.
Que ce soit avec l’île de Lampedusa pour Fuocoammare, par-delà Lampedus du périphérique romain pour Sacro Gra, de cette portion de désert habité par des marginaux dans Below Sea Level ou de la chambre d’hôtel de El Sicario - Room 164, on a l’impression que vous choisissez de poser votre caméra, à chaque fois, dans des espaces bien délimités, dont les frontières sont nettes.
Oui, je cherche à chaque fois une scène, un lieu fort et un cadre délimité ; et plus les frontières sont proches, plus je peux entrer dans les détails. Sacro Gra a été très dificile à tourner et c’est sans doute mon film le plus abstrait. Les trois millions de personnes qui empruntent chaque jour cette autoroute circulaire sont devenues six personnes qui doivent raconter l’histoire de ces trois millions de personnes. C’est comme si, face à une porte, ma caméra regardait par le trou de la serrure, non pas sur un mode voyeuriste, mais pour se concentrer sur un élément, tout en gardant à l’esprit tout ce qu’il y a autour. Lorsque je choisis un cadre, je cherche à faire en sorte que le spectateur entre dans celui-ci, mais en gardant la sensation de ce qui se trouve dans mon dos, ou à côté de moi. Une bonne photo ne vous raconte pas seulement un moment, mais aussi un avant et un après, elle capture dans ce moment ce qu’il contenait et ce qu’il porte. Dans mon cadre, je dois capter des éléments hors cadre, des éléments que je ne montre pas. Ce que vous ne voyez pas est aussi important que ce que vous voyez. C’est pour cela qu’il faut faire sentir les présences de ce qui n’est pas dans le cadre, en dialoguant avec le spectateur, en laissant la porte entr’ouverte afin qu’il puisse continuer d’imaginer, rester en éveil, ressentir, et non pas être passif face à l’écran.
Propos recueillis par le distributeur,
parus dans le dossier de presse du film,
et publiés ici avec l'aimable autorisation de Météore films.