Visuel réalisé
d’après une photo (© DR ) extraite du clip de Chris Cunningham
All is Full of Love (Bjork, 1999)
L'ACOR – Association des cinémas de l'ouest pour la recherche – est une association de structures d'action et de diffusion culturelle cinématographique. Elle édite régulièrement des ouvrages et des textes sur et autour du cinéma.
François Bégaudeau, Cyril Béghin, Stéphane Bouquet, Emmanuel Burdeau, Stéphane Delorme, Elie During, Gilles Grand, Jean-Pierre Rehm, Eugenio Renzi, Antoine Thirion, Tanguy Viel.
La caméra s’avance dans le noir sur des rails. Face à nous une salle blanche, une chambre froide, qui sera notre seul monde. Un androïde est couché, les yeux clos, autour de lui deux grandes machines actionnent leurs bras mécaniques. Le robot ouvre les yeux et se met à chanter. Il est à l’effigie de Björk. Un deuxième robot fait son apparition, de nouveau à l’effigie de Björk, comme auréolé d’un rose diffus difficilement situable. Il entonne le refrain « All is Full of Love ». Le temps est ralenti, sur les machines coule un liquide blanc, du lait. Les deux androïdes se regardent puis s’embrassent face à nous comme sur une grande scène théâtrale. Une main caresse l’intérieur de la cuisse, une autre caresse la nuque. Les gestes d’amour tout engourdis érotisent la scène quand la caméra se retire.
Ce petit clip magnifique réalisé par Chris Cunningham pour la chanson « All is Full of Love » de Björk (1999) est peut-être le film contemporain le plus troublant sur les rapports entre l’homme et la machine. On peut aisément déplier la triple provocation : deux robots s’embrassent, deux femmes-robots s’embrassent, deux femmes-robots à l’effigie de Björk s’embrassent. Mais le vrai scandale est que ce clip parfait fait voler en éclats les principes du cinéma hollywoodien de science-fiction.
Le cinéma américain SF des années 80 était fondé sur une dichotomie claire entre l’homme et la machine, l’organique et le mécanique. Plus largement, les films fantastiques de cette décennie cultivaient une hantise terrible de l’altérité, machine (Alien, The Thing) ou animal (le Loup-garou de Londres, Hurlements, la Mouche). L’homme était confronté à une altérité franche et dans les fictions les plus retorses devait apprendre à cohabiter avec elle en son propre corps. Deux scénarios majeurs irriguent alors le cinéma hollywoodien. Ou bien l’homme est réduit à la cohabitation avec une altérité, tel le collage douloureux et définitif « moitié flic moitié robot » entre un visage d’homme et un corps de machine dans Robocop. Ce collage donne naissance à un cyborg, un être humain bionique (entre biologie et électronique) que la TV a amplement popularisé et affadi (l’Homme qui valait trois milliards, Super Jaimie). Ou bien, deuxième scénario, l’homme est habité par une autre entité : robot ou symbiote (le parasitage extraterrestre : Alien, The Thing).
La nouveauté assez folle d’All is Full of Love est de rendre obsolète ce schéma dichotomique. Le trouble naît de l’impossibilité de distinguer le robot de la femme : nous assistons sans schize à la naissance d’une troisième entité. Le procédé est pourtant le plus simple que l’on puisse imaginer. Cunningham a d’abord filmé le robot sans sa tête, puis le visage de Björk sans le reste du corps ; seuls les yeux et la bouche ont été conservés à l’écran, le reste du visage étant reconstitué en 3D à partir des gestes de Björk. L’effet sidérant vient du raccord parfait entre le masque de porcelaine, les lèvres et les yeux. Le nouveau corps, le « robjörk », n’a rien à voir avec les tentatives ratées de fusion des années 80, comme le « brundlefly » de la Mouche, déchet informe né de la fusion entre un individu (Brundle) et une mouche. La question matricielle de la SF, celle de la frontière, est abolie. Le trouble naît de la perversion absolue de l’hybride.
Chris Cunningham appartient à une génération expérimentant joyeusement sur les corps technologiques, une génération dont le souci n’est en rien l’humanisme. Chez Carpenter ou Verhoeven, l’autre est pensé à partir d’un anthropocentrisme. Dans All is Full of Love, l’homme a disparu. Il n’est plus la mesure de toutes choses ; il n’est même pas à l’écran. Le robot ne se compare désormais qu’à un autre robot, contrairement à toutes les lois de la robotique depuis les écrits d’Isaac Asimov dans les années 40. Premier coup de balai violent et définitif.
Pour enfoncer le clou, Cunningham dédouble le robot en deux amoureuses, sous l’œil indifférent de géniteurs aux longs bras. Ce n’est pas non plus simplement une provocation, mais une manière de poser une synthèse alternative aux corps synthétiques du cinéma hollywoodien.
Car la grande question des années 90 a été celle de la synthèse. Pour sortir de la dichotomie homme / machine, la réponse la plus spectaculaire a été l’exclusion des deux termes en présence et l’ouverture du corps à tous les possibles : ni organe, ni machine, le corps devient une image malléable à loisir. Le cinéma n’est plus mécanique, le corps est méchamment anémié pour être préposé à toutes les aventures : le T1000 en métal liquide de Terminator 2 courant à toute bringue et prenant l’apparence du décor à volonté (selon les modèles inédits du plomb ou du mercure) ; ou Neo, le surhomme de Matrix qui dompte son corps à l’infini selon le précepte monacal new age du Free your mind. Le cinéma annoncé est un cinéma de l’absence technologique.
En un sens, All is Full of Love appartient pleinement à cette pensée sans frontières de la synthèse. L’hybridation fait preuve de la même transparence confondante qui préside aux effets du morphing dans Terminator 2, permettant de passer sans rupture d’un point A à un point B par interpolation. Le morf (logiciel inventé en 1988) est un passeport sans frontières : à l’idéologie douloureuse de la transformation des années 80 s’est substituée une idéologie euphorique de la métamorphose.
Pourtant All is Full of Love échappe à cette tabula rasa made in Hollywood. Le dépassement hollywoodien vers ces nouveaux corps métamorphiques nous renvoie à une mystique désincarnée du surhomme (Matrix) qui déshumanise radicalement la fiction : l’objet final de la quête n’est plus l’humain, mais la perfection, donc la divinité. All is Full of Love pense inversement la synthèse sur un mode syncrétique. Comment préserver de l’humain dans un monde où l’homme n’est plus la mesure ? Comment inventer un corps non organique encore hanté par l’homme ? Comment créer une synthèse où l’homme palpite encore ?
Pour cela Cunningham repart en arrière. Par-delà l’alliance troublante entre les deux espèces, le clip est aussi une rêverie sur deux espèces disparues : l’homme et le robot. Deux espèces qui rivalisent de faiblesse. D’une part les gestes tendres font exister un corps fantôme. La cuisse, la nuque deviennent des organes fugitifs sur cette armature de porcelaine. La femme n’habite pas le robot comme une symbiote, ce sont les gestes humains qui hantent ce robot comme des traces d’humanité. Et d’autre part, l’humanité ne semble pas un programme, une imitation, parce que pour la première fois peut-être le robot trouve en lui, en sa maladresse même, dans ses mouvements heurtés, une possibilité de figuration de l’humain. Ce robot est humain parce qu’il a encore l’allure et la lenteur d’une machine. C’est un objet technologique dépassé, un corps lourd, fortement articulé, alors qu’aujourd’hui ne comptent que la vitesse et la légèreté, les silhouettes élastiques.
Ce corps en plastique, asexué, qui traîne strictement partout (de la pub au clip, du cinéma au musée) n’a rien à voir avec le corps de fantasme (érotique et amoureux) d’All is Full of Love. Ici, c’est au contraire une rêverie d’enfant élevé dans les années 80, fasciné par le sexe et la technologie, et d’un même élan par le toucher de la peau et du métal : Cunningham précise d’ailleurs s’être inspiré dans le design du robot de sa passion de jeunesse pour la carrosserie des motos japonaises. Ce fantasme d’adolescent, plaisirs lesbiens et rêves de robots mêlés, ne s’embarrasse d’aucune ironie, contrairement à Plug me in, le clip contemporain d’Add(n) to X, où deux boîtes de métal s’accouplaient dans tous les sens. Les gestes sont à la fois sensuels et émouvants, dans cette manière de poser la main sur la fesse, de caresser l’intérieur de la cuisse, de regarder amoureusement par en dessous la tête penchée. Autant de gestes qu’un robot n’a jamais esquissés au cinéma, surtout pas un robot féminin, toujours raide et athlétique, de Metropolis à Blade Runner jusqu’à Terminator 3.
Mais n’est-ce que cela ? Un paradis fantasmé ? Dans ce jardin clos, cet hortus clausus, deux anges se profilent sur la scène du fantasme. Tout est plein : le même est plein à ras bord et se délecte de sa suffisance. La divinité se moque de l’altérité. C’est oublier que s’étreignent non pas deux dieux de métal mais deux corps irréductibles, aimantés par le désir et l’émotion. C’est oublier que l’utopie d’amour exige une altérité et le passage de l’humanité. Tout est plein d’amour. De même que le corps face à nous est un accouplement inédit mais non fusionnel entre la femme et le robot, de même les deux figures qui se font face se ressemblent mais ne sont pas identiques. Les couleurs (rose / bleu), les postures (assis / debout) et le point de vue (l’identification se fait au premier personnage que nous suivons sans le confondre avec le second) crient leur différence.
Le film évite ainsi la pure et simple régression : régression fantasmatique dans le voyeurisme d’une étreinte tordue ; régression dans un état intra-utérin où le lait coule à flots. L’autre est préservé par une mince différence : une auréole rose, et le même est transfiguré. Dans ce paradis où Eve s’ennuie, une autre Eve surgit à ses côtés d’un coup de baguette magique. Qui nous dit qu’Adam et Eve par-delà leur sexe ne se ressemblaient pas eux aussi comme deux gouttes d’eau, comme un chat et une chatte, un chien et une chienne ? Comme dans les Oiseaux d’Hitchcock, les deux androïdes sont deux inséparables.
C’est ce qui rend cette scène d’amour si étrangement émouvante. Le corps de la machine est hanté par le sentiment ; en retour, la lenteur provoque une maladresse, une douceur, qui rend bouleversant le baiser. On se demande souvent si les robots peuvent avoir des sentiments. Comme Spielberg dans A.I., Cunningham répond : ils n’ont que ça (« s’ils sont programmés pour », faudrait-il ajouter, mais le clip ne se dresse sur le fond d’aucun récit). Dans cette utopie, la plénitude devient possible à l’intérieur d’un monde sans homme. L’homme est mort, vive l’humain. Se réalise enfin l’impossible amour sans condition.
Le fil rouge de Mécanic Cinéma ? Moins les techniques toujours plus nouvelles qui fabriquent le cinéma que celles que lui-même met en jeu : en fiction et en forme. Comme l’indique son sous-titre, Technologies, machines, outils, objets divers, cet ouvrage tente une percée dans le moteur des films. Moteur d’abord narratif : davantage qu’une mise en abyme, il s’agit de décrire une efficacité et un fonctionnalisme. Mieux : d’isoler des embrayeurs.
Moyens de transport et de communication, éternels micros et caméras, joujoux du futur permettent ainsi deux remontées. La première est réitérée par chaque texte pour lui-même : de la technique comme élément de scénario à sa place dans l’agencement des plans, dans le montage. La seconde est accomplie par le livre dans son ensemble, selon une chronologie simple dont les étapes sont les grands films d’Hollywood des années cinquante, les toupies et les taches d’Antonioni, les voitures de Kiarostami, les enfants-couveuses de Shyamalan, les robots d’All is full of love, les téléphones de Matrix, l’internet d’Assayas et les prouesses numériques de Rohmer et Sokurov. Ne fermant pas le parcours, un survol des technologies et machines du cinéma récent […] hasarde un panorama provisoire de la brutalité, mais aussi de la douceur du cinéma sur-technologique en train d’arriver.
EB
Présentation
par Emmanuel Burdeau
Donen & Kelly, microfilmer Hollywood
par Antoine Thirion
Off record, trois disques de George Cukor
par Emmanuel Burdeau
Techniquement doux
par Cyril Béghin
La voiture, définitivement
par François Bégaudeau
Naissance d‘une vision
par Jean-Pierre Rehm
Poupées d‘amour
par Séphane Delorme
Fiction téléphonique et cinématographie virtuelle
par Elie During
La troisième dimension
par Tanguy Viel
L’arévolution
par Stéphane Bouquet
Matériel (technologies et machines du cinéma récent)
François Bégaudeau, Cyril Béghin, Emmanuel Burdeau, Stéphane Delorme, Gilles Grand, Eugenio Renzi, Antoine Thirion
(octobre 2003)
François Bégaudeau a collaboré à des publications diverses sur le cinéma. Il anime à Nantes l’association La vie est à nous. Professeur de français à Paris, il a publié son premier roman aux Éditions Verticales (septembre 2003).
Cyril Béghin est membre du comité éditorial de la revue Balthazar et a publié divers textes dans d’autres revues et catalogues consacrés au cinéma. Il est actuellement poursuivi par une thèse intitulée “ L’arrêt dans l’image ”.
Stéphane Bouquet, longtemps rédacteur aux Cahiers du cinéma, est aujourd‘hui scénariste : il a travaillé avec Sébastien Lifshitz, notamment pour la Traversée, Yann Dedet, Valérie Mréjen… Mène en parallèle un travail de poésie (publié à Champ Vallon) qui l‘a entraîné dans les parages chorégraphiques (avec Mathilde Monnier).
Emmanuel Burdeau est critique de cinéma. Il collabore régulièrement aux Cahiers du Cinéma, aux revues Trafic et Vacarme. Il est aussi programmateur et sélectionneur pour le Festival International du Documentaire (FID) de Marseille.
Stéphane Delorme prépare une Thèse de doctorat à Paris III sur “ l’hétérogène ”. Il est rédacteur aux Cahiers du cinéma et membre du comité éditorial de la revue Balthazar.
Elie During, ancien élève de l’École Normale Supérieure (Ulm), agrégé de philosophie, enseigne à l’Université de Paris X-Nanterre. Il coordonne un ouvrage philosophique sur Matrix à paraître en novembre 2003 (avec des textes d’Alain Badiou, Thomas Bénatouil, Philippe Desoche, Patrice Maniglier, David Rabouin, Jean-Pierre Zarader).
Gilles Grand est compositeur. Il expérimente les transformations en direct de la voix parlée au théâtre depuis 1997. Il a été compositeur en recherche à l’Ircam en 2002. Il observe l’évolution des techniques de reproduction sonore sur scène, en réseau ou au cinéma. Quelques articles sont reproduits sur le site http://ouir.free.fr.
Jean-Pierre Rehm, ancien élève de l’ENS, a enseigné l’histoire et la théorie des arts en Écoles d’art, puis a été chargé de mission pour le Ministère de la Culture. Assure régulièrement le commissariat d’expositions en France et à l’étranger. Poursuit en outre une activité critique : revues d’art et de cinéma (cahiersducinéma.com, Trafic, Cinéma…), monographies d’artistes (Colomer, Lewis, Moulène, Jouve, Durham…) ou de cinéastes (Isou, Rozier, Gonzalez-Foerster, Tsaï Ming-liang). Dirige depuis deux ans le Festival International du Documentaire (FID) de Marseille.
Eugenio Renzi travaille en philosophie, où il s’occupe surtout d’esthétique et de morale. Il a récemment fondé Polemos, revue italienne de critique philosophique et littéraire, où il dirige les pages cinéma. Il rédige actuellement une thèse sur L’éthique de Spinoza.
Antoine Thirion est critique de cinéma. Ancien membre du comité de rédaction de cahiersducinema.com, il a collaboré aux revues l’Œil, Trouble, ainsi qu‘à plusieurs ouvrages collectifs. Il mène actuellement un travail sur le cinéma de Stanley Donen.
Tanguy Viel a publié trois romans aux Éditions de Minuit : Le Black Note (1998), Cinéma (1999) et L‘absolue perfection du crime (2001). Il publie ponctuellement des textes critiques dans différentes revues.
Machines du cinéma, premier âge
Chantons sous la pluie, Stanley Donen et Gene Kelly, 1952.Voitures, etc.
Voyages à deux, Stanley Donen, 1966.Téléphone, télévision, surveillance
Bonjour, Yasujiro Ozu, 1959.Robots, astronautes, etc.
Terminator 2, James Cameron, 1991.Machines du cinéma, deuxième âge
Juste avant l’orage, Jean-Claude Rousseau, CM, 2003.